Ca a commencé par une impression de vieillesse. J’ai commencé à déclarer être un vieux con vers l’âge de 14 ans, quand j’ai réalisé que le terme « réactionnaire » pouvait me concerner. Réactionnaire, quoi. Et pourtant, vu la liste des caractéristiques, c’était un fait…

J’étais un authentique réac’, un bon gros vieux con mal dégrossi de 14 piges

Moi qui me rêvais hippie, révolutionnaire et cool, j’étais bien loin de tout cela. Ca m’a choqué car il était associé à plein de vieux cons, et des gens avec lesquels j’estimais n’avoir aucun point commun. J’ai alors réalisé que j’étais un authentique jeune vieux con. Même dans la bouche de Gérard Miller (que je kiffais), j’étais un vieux con réac’, c’te tristesse. Quand je disais dans l’épisode précédent que j’avais fait les choses à l’envers ce n’est pas à moitié, j’aurais presque espoir de devenir jeune à un moment. Sauf qu’il y a peu de chance, comme je vais vous l’expliquer. Le principal trait associé à cet état était alors une tendance à répéter les équivalents langagiers du classique « moi, dans mon temps« , dans toutes ses variantes et ses attributs. Ce qui est assez spécial à 14 ans, j’en conviens.

Je tiens à signaler que là j’écoute Scissor Sisters – Night Work et que c’est bien viril (non) et pailleté comme j’aime. Ca faisait un moment que je ne m’étais pas fait l’album en entier. Sortez la boule à facettes. En même temps je suis fan de ABBA et de vieille disco, on se refait pas.

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans

C’est aussi passé par une découverte magistrale, celle du poème « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » de Charles Baudelaire. Un classique. En plus, à la base je suis gothique, pas au sens golgoth enfariné mais en version ‘je fréquente des festivals’ et ‘pour me calmer et/ou me mettre de bonne humeur je préfère écouter du Hocico et Nitzer Ebb que Madonna’, pour aller vite. Ca peut mener au vieux con car on a tendance à vivre pas mal dans le passé, écouter des vieux groupes, lire de vieux mecs et ainsi de suite. Rien de mal en soi, et j’estime avoir une culture assez variée, finalement, avec un mélange de vieux machins et de jeunes machins, quel que soit le domaine, et c’est pas trop mal pour parler avec des gens d’un peu tous les âges. Et donc le poème, ça donne ça (je le mets en entier, pour les plus jeunes : le copyright est tombé, Charles il est mort y’a un paquet de temps) :

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
– Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.
– Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

Vieux cons anonymes, bonjour

J’ai compris que j’étais dans la merde. Ca me parlait GRAVE. Voyez le soupir du Doctor version Ten, ben pareil. Cette impression d’avoir déjà trop vu, trop entendu, trop vécu. A dix-huit balais j’avais déjà eu ma dose. Pas avec l’expérience de plein de monde, avec mes propres soucis spécifiques. A la fois avoir tout vécu et rien du tout donc cette impression de me sentir vieux sans avoir ni la légitimité ni l’expérience qui me servirait. Je traîne depuis une carcasse de vieux machin, et ça ne va bien sûr pas en s’arrangeant, surtout physiquement comme on peut s’en douter. Mentalement, ça dépend des jours.

– APARTÉ. Bien sûr, dit comme ça, vous et moi on se connaît pas alors vous vous dites « oui oui, il était ado, quoi, pas de quoi en faire un fromage« . Le truc est que chacun ses souffrances. Oui, j’ai toujours eu à bouffer, le problème était ailleurs et il était conséquent. Je vous demande pas de me croire mais ne sous-estimez pas la souffrance d’autrui, ça devrait être une obligation, parce que la sensibilité de chacun lui est propre, parce que même moi j’ai sous-estimé ma souffrance et avec le recul je ne sais pas comment j’ai résisté à me foutre en l’air. Je pense que j’étais à la fois lâche et optimiste, mais c’est pas une raison. Quand vous sous-estimez vos propres souffrances, vous apprenez à accepter. Parfois cela dépasse l’acceptable et, quand vous vous en rendez compte, vous êtes brisé. Something broke in me, qu’il a dit le père Wilder dans l’un des documentaires les plus intéressants sur Depeche Mode. – fin de l’aparté.

Le poème de Baudelaire, ça me ressemblait. Ca ressemblait à mon lieu parfait. Si j’étais un lieu, je serais une petite bibliothèque bordélique un peu poussiéreuse et diversifiée, où les comics books improbables côtoient les essais très sérieux, parce fuck la logique, parce que je suis comme ça, parce que je mets sur un même plan Don Rosa, Euripide ou Conan Doyle, avec le même enthousiasme et la même vénération. Il y aurait forcément un aspect vieux. J’aime toujours le vieux. Enfin je suis pas gérontophile, mais même les gens je les ai toujours aimés un peu vieux, pas forcément physiquement (un peu quand même, j’ai jamais fantasmé des masses sur les gens de mon âge avant mes 25 ans) mais un peu dans la tête. Du bagage, une impression de vieillesse. Pas d’essoufflement, pas d’immobilité, mais de vieillesse. Et j’ai mis un moment à distinguer ces deux notions et également ouvrir la partie de mon cerveau qui avait besoin de l’être.

A l’époque, ça se traduisait plutôt par des lieux communs de bar PMU, d’une subtilité rare :

Les jeunes ne connaissent pas l’orthographe.
Les jeunes ils n’écoutent rien.
Les jeunes c’est rien que des branleurs.
Les jeunes ils bossent pas assez.
Les jeunes ils connaissent rien.
Les jeunes sont paresseux.
Les jeunes sont violents.
Les jeunes sont plus violents qu’avant.
Les jeunes sont indisciplinés.

Et Godtiss sait que j’y croyais. Bien entendu je m’estimais vieux donc je ne me sentais pas réellement concerné. Je fréquentais des gens plus âgés, enfin quand je fréquentais des gens. Je ne supportais pas les ados de mon âge, qui, en fait, avaient décidé que j’étais bizarre, donc je pense que ça n’aidait pas trop.

Un jour, j’ai réalisé que « les jeunes » c’était aussi moi

Que j’avais devant moi ce qu’on appelait l’avenir, qu’il était flippant mais que ça n’était pas une raison pour ne regarder qu’en arrière en faisant semblant d’avancer avec son temps. Si le train va trop vite, on peut toujours le prendre quand même et s’y promener de manière un peu anarchique, en ignorant les panneaux directionnels.

Dans le passé, je n’avais pas vraiment d’amis. Je ne les comprenais pas, ils ne me comprenaient pas. Je n’avais pas les codes sociaux. Je ne sais toujours pas ce que j’étais exactement, quelle forme de maladie sociale et mentale m’atteint, si on doit me classer Asperger, juste déficient de l’attention, borderline, et que sais-je encore. Je m’auto-psychanalyse et ça fonctionne très bien. J’ai fini par comprendre que je n’avais pas vraiment besoin d’anti-dépresseurs, pas trop disons, j’ai surtout besoin de calmer mes angoisses, de faire « stop » et souffler, d’organiser les choses de manière à ce qu’elles soient gérables, et pas seul. Pour le reste, j’aime mes douleurs et quand c’est insupportable, je sombre et je remonte – ces derniers temps ce n’était pas grave, j’ai réalisé l’autre jour après un épisode suicidaire très court que ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, puisque je ne me souvenais pas de la fois précédente. J’ai appris à fréquenter des gens et à rendre ma gymnastique mentale plus efficace. Ca commence à porter ses fruits. Après tout, on dit qu’il faut dix ans d’analyse avant de pouvoir devenir psychanalyste, je commence à comprendre pourquoi. Le puzzle commence à prendre forme, après des hésitations, après des fausses routes. Je me mens moins. J’ai appris à montrer mes faiblesses, du moins aux bonnes personnes. J’ai commencé à apprendre à demander de l’aide. Et je regarde cette époque avec un air curieux.

La transition t’oblige à vieillir

Ce qui est curieux est que de vieux con j’ai lentement commencé à avancer vers vieux tout court. Et à apprendre à être un peu adulte, au sens vieux con du terme quand même. Au sens s’adapter à la société. Transitionner ça veut dire prendre les codes du pays dans lequel tu es et adapter tes actions de manière à pouvoir effectuer ladite transition sans te foutre dans la merde. Je sais que certains ont choisi de faire autrement, de résister, de jouer les queer anarchistes. Ce n’est pas mon truc. Je n’ai jamais aimé l’anarchisme, ni le punk. J’aime le DIY cadré, le propre et la Littérature. Faut pas compter sur moi pour porter le crade du grunge. Je prendrai la musique et puis j’écrirai un pamphlet sur l’importance de la virgule dans la littérature scandinave très proprement. Parce que fuck la logique. Je lis VICE et le Guardian en parallèle. J’écoute Offspring, et Britten les minutes suivantes. Si on détruit le système, on montre patte blanche, on a l’air mignon et on organise un dawa sans précédent. Mais proprement. On place une bombe en costard. Je dis ça, je ne suis pas du tout porté sur les bombes, mais vous voyez l’idée. Je crois que j’ai trop lu Arsène Lupin.

Du coup j’ai abordé le changement avec vieillesse, mais pas en suivant l’exemple de mes parents. Mes parents n’approuvent pas mon comportement, de toute façon, ils ne l’ont jamais fait je crois. Je ne sais pas s’ils ont beaucoup été fiers de moi, je ne sais plus si je l’ai déjà entendu. Je me crois surtout source de désespoir. Et transitionner ça a signifié enfoncer le clou, finir de les décevoir, envoyer un message de rupture, s’attendre à ça et voir leur réaction, pas aussi violente que prévue. Communiquer, apprendre à trouver un équilibre. En somme grandir. Bon, grandir à ma façon, en gros ado attardé apprenant la vie, parce que les codes ne rentrent pas, parce qu’il faudrait que j’y sois attentif et qu’être attentif est l’une des choses les plus difficiles pour moi. Du coup j’ai commencé à faire des trucs improbables, des trucs d’adulte : faire un budget (un vrai, pas celui d’une tournée de BRMC), prendre des rendez-vous avec des médecins, et même examiner la manière de faire un testament. Bref, des trucs que j’aurais dû faire avant. Et notamment ranger ma maison en même temps que mon cerveau. Pour de vrai et complètement, pas juste en surface pour les invités. Montrer l’étendue des dégâts à de vrais gens, leur dire bien en face « voilà, je suis détruit, mon univers est détruit, aide-moi« . Il a fallu une bonne dose de courage pour faire ça, accepter la situation. Et si ça, c’est pas vieillir, ben je sais pas ce que c’est. Et le fait est que je suis aidé, et que du coup j’angoisse, mais moins.

Ce qui est fabuleux (non, pas les paillettes et les licornes) (si, je déconne, on garde les deux), est que la transition m’a apporté de la sérénité.

C’est-à-dire que oui, je suis toujours un vieux con flippé, mais j’apprends à gérer l’angoisse, en tout cas un peu.

Je ne sais pas quel boulot j’aurai demain. OK, on se calme, pour l’instant j’en ai un, on se calme. Je ne sais pas quelle tête j’aurai, alors hein si on doit flipper sur tout… Déjà je sais qui je suis, ce qui est quand même pas mal après 29 ans. Je vais aborder mes 30 ans avec un corps un peu remis en état, correspondant à qui je suis. Quand j’y réfléchissais, je ne voyais pas les choses comme ça.

J’ai commencé à faire des listes de vieux con, mais pas du tout les mêmes qu’avant : augmenter ses connaissances, apprendre comment fonctionne le fric, apprendre comment poser un parquet, apprendre à réparer des trucs et des machins, apprendre la nutrition un peu mieux. C’est pas que j’ai renoncé à la fuite en avant et sur les côtés. Déficit d’attention, hein. L’herbe des voisins a toujours un attrait, mais j’ai appris à canaliser ces fuites et à les exploiter. Et je dis pas que ça marche (pas trop), mais avant j’aurais jamais essayé de faire toutes ces choses.

Côté transition, ça s’accélère : je me suis rendu au rendez-vous avec le chirurgien qui va m’opérer du torse. Un mec compétent, mais une décision qui m’oblige à organiser un budget, sachant que j’ai dû faire des trucs rébarbatifs comme une révision et un contrôle technique de la voiture. Pour des gens normaux c’est rien, pour un weirdo dans mon genre c’est un travail mental intense. Je suis obligé de voir le chir’ en privé et donc ça m’oblige à examiner plein de trucs, trouver une surmutuelle, mettre des sous de côté, toussa. Pas de nouvelles du paternel, paraît-il débordé, sans doute dévasté par l’annonce de l’opé.

Je ferai l’hystérectomie en même temps, le tout le 9 décembre 2015. Même pas 2016, voyez. 2015. Dans même pas trois mois, ce truc de malade. Ca m’oblige à affronter mes démons de manière urgente. Parce que je bosse toujours mieux dans l’urgence pour avant-hier ; on se refait pas complètement.